Chapitre 12 : Au revoir hispanophones
- Loïck RL
- 23 avr. 2019
- 8 min de lecture
4h du matin. Je regarde ma montre alors que quelqu'un vient de me réveiller dans le bus pour m'annoncer qu'on va passer la frontière Uruguayenne. Les yeux à moitié ouverts je sors pour aller à un guichet avec les autres passagers pour présenter mon passeport. Au fur et à mesure que je me réveille, je réalise qu'on a plus d'une heure d'avance, et qu'au lieu d'être déposé à 5h45 à Mercedes, la première ville uruguayenne sur mon chemin après l'Argentine, je vais y arriver à 4h30. Moi qui voulais attendre que le jour se lève pour faire du stop, j'aurai du temps devant moi. Ainsi, après être remonté dans le bus, il me dépose quelques minutes plus tard à une station essence, comme prévu. La nuit ne me permet pas de distinguer grand-chose et la moindre forme prend des allures de monstre. Je m'assois, attendant patiemment les premiers rayons du soleil. C'est ainsi que vers 7h00, sortant de ma somnolence, je traverse la petite ville et me pose sur une route devant m'amener à Palmar, ma destination. Une première voiture me prend pour un bout de chemin. Il me demande ce que je fais et je lui présente mon trajet. Il a l'air épaté et me demande même si j'ai déjà été invité à une interview, tant mon parcours lui semble incroyable. Surpris je lui dis que non, et ajoute que je suis très loin d'être le seul à voyager comme ça. Il me répond qu'il n'a jamais rencontré de jeunes faisant ce que je fais. J'en déduis que peu de personnes passent par l'intérieur des terres uruguayennes. Au moment de me déposer, il me recommande de faire très attention car l'Uruguay aurait changé et serait beaucoup plus dangereux qu'auparavant. Je le remercie, descends, et retourne sur le bord de la route.
Après une certaine attente en plein soleil, un camion s'arrête et m'emmène un peu plus loin. Puis un deuxième, un troisième, un pic-up et j'arrive finalement à Palmar. C'est un tout petit village en bord de lac qui s'étend devant moi, et après avoir acheté un peu de fromage et de pain pour ce soir je gagne le camping municipal. Il doit faire environ 35°C et je suis littéralement en train de cuire, je ne rêve que de me doucher à l'eau froide. En me voyant arriver, l'employé a l'air extrêmement étonné de voir un Français passer par ici, si bien qu'il me dit que ce sera gratuit pour moi. Je vais donc m'installer, et alors que je m'assois sur une petite table en pierre pour grignoter, j'entends un craquement de branche. À peine ai-je le temps de comprendre ce qui se passe qu'un grand "boom" accompagné d'une secousse de ma chaise sommaire se fait ressentir. Je me retourne et vois qu'une branche d'environ deux mètres vient de tomber à la verticale à 40cm dans mon dos. Elle est maintenant couchée sur le sol mais l'impact dans la pierre ne laisse pas de doutes. Sans exagération aucune, j'ai frôlé la mort, qui plus est une mort vraiment pas théâtrale et même plutôt con.
Le lendemain, je continue ma petite aventure d'autostoppeur dans les terres. Le premier chauffeur qui me transporte est un personnage particulier aux pensées assez éloignées des miennes. Au long de la discussion, il emploie des phrases telles que "moi je te dis que les dictatures d'Amérique Latine furent un mal nécessaire". Me reviennent alors en mémoire tous les témoignages de personnes ayant vécu sous Pinochet au Chili, tous ces récits horrifiants où le simple fait de penser différemment amenait à subir de terribles choses. Une femme mourant par des rats insérés dans son vagin, un adolescent de 14 ans à qui on fait fermer les yeux pour la dernière fois, un étudiant de 22 ans que l'on dévêtit et à qui on électrocute les testicules devant le regard d'une vingtaine de spectateurs. Imaginez ces gens, imaginez la personne qui est à côté de vous à leur place, imaginez-vous couché nu dans ce lit en métal. Sentez le métal froid sur votre peau et le regard des autres sur vous. Comment cet homme peut-il tenir des propos pareils ? Comment, dans quelque continent que ce soit, quelqu'un oserait-il soutenir ceci ? Sûrement celui qui est du bon côté de la barrière et à l'altruisme nombriliste. J'ai envie de lui dire tout cela, mais je suis perdu au milieu de la campagne avec presque aucune voiture qui ne passe. Je me contente fébrilement de dire que je ne suis pas totalement d'accord, et je sens ma fierté passer sous les roues de la voiture pour s'en rester-là, agonisante sur la chaussée. Faire du stop est l'occasion de rencontrer des gens magnifiques aux histoires incroyables, mais c'est aussi l'occasion de vivre des situations gênantes. Heureusement après 15 minutes de ce discours effrayant nous arrivons au croisement d'une route circulée et nos chemins se séparent. Après une longue heure d'attente au soleil un camion s'arrête. En deux autres camions je rejoindrai mon objectif.
Après cette nuit en tente qu'on m'a encore une fois fait gratuite, je me lève tôt pour repartir sur les routes uruguayennes. Aujourd'hui j'ai beaucoup de trajet et je ne suis pas sûr d'arriver à tout faire en stop. Selon à quelle vitesse j'avance je prendrai le bus. Je m'en vais donc lever le pouce à l'entrée de la ville. J'attends. Les voitures passent mais ne s'arrêtent pas. J'attends encore en gardant espoir. Les minutes se font longues avec cette chaleur déjà écrasante. Je regarde ma montre et me rends compte que je suis là depuis une heure. Je repense à la route qu'il me reste, et finalement je me résigne à prendre la direction du terminal de bus.
Il est 18h et le jour commence déjà à s'assombrir. Alors que les derniers rayons du soleil percent avec peine de grands nuages noirs et que la pluie tombe avec ardeur je me dis que j'ai définitivement bien fait de ne pas continuer à tenter le stop. Le trajet est bien plus long que ce que je pensais et le temps de la côte est radicalement différent de celui des terres. Je regarde les arbres courbés sous les rafales de vent. Je commence à avoir faim. J'ouvre ma poche plastique contenant du pain, un œuf dur et du fromage pour grignoter mon déjeuner, quand une odeur nauséabonde m'arrive aux narines. Je fouille dans mon pique-nique pour savoir si un animal mort n'y séjournerait pas clandestinement. J'y découvre alors que mon fromage qui initialement n'avait ni goût ni odeur a mal vécu ces quelques jours au plein soleil dans du cellophane : sa forme, très éloignée du parallélépipède initial, me donne l'impression qu'il veut s'échapper de son emballage, quant au parfum qu'il dégage, il est plus proche de la mycose de pieds que de la rose des prés. Je referme instantanément cette poche et abandonne mon envie de me rassasier de peur que les passagers du bus ne prennent ça pour une attaque au fromage d'un terroriste français. L'arme que je détiens ici me rappelle les douceurs du munster, mais je pense que seul un nez fin et un palais averti peuvent l'apprécier.
Les premiers traits du jour plongent dans l'eau à l'horizon. C'est le premier lever de soleil sur l'océan Atlantique que je fais de ma vie. Venant de l'autre côté de celui-ci, je suis à l'inverse habitué aux couchers. Assis dans le sable face à la mer agitée je repense à hier soir quand je suis arrivé à Punta del Diablo. Cette petite ville côtière n'héberge que 800 habitants à l'année, mais deux à trois fois plus en haute saison. Elle garde des allures de village, au point que la moitié des rues n'ont pas l'éclairage public. J'ai donc déambulé dans le noir quelques dizaines de minutes en quête de mon auberge de jeunesse, bercé par le bruit des vagues que je devinais être sur ma gauche. Je fixe l'horizon plein est et j'imagine l'Afrique du Sud. Mais ce sera pour un autre voyage, pour l'instant c'est une aventure différente qui m'attend. Je compte partir pour Montevideo dans l'après-midi, et ensuite rejoindre dans trois jours la Colonia del Sacramento, ville fondée par les Portugais pour contrôler l'estuaire.
Le bateau avance sûrement sur le Rio d'Argent. Ce fleuve marquant aujourd'hui la frontière entre l'Uruguay et l'Argentine est à l'origine du nom de cette dernière. En regardant Buenos Aires se dessiner petit à petit au loin je prends conscience que c'est la première fois que je traverse une frontière par les eaux. J'ai un peu de nostalgie car ce sera la dernière ville d'Amérique Latine où je poserai le pied durant ce voyage. Mais je compte bien en profiter. Bien évidemment je vais jouer au touriste et aller visiter les différents quartiers et monuments, tel que le Parlement, mais je dois également voir quelques amis. Je vais donc passer une journée avec Björn, un Allemand rencontré en Uruguay, et surtout je dois revoir Hernan, avec qui j'ai passé 24 heures sur 24 pendant deux semaines dans le vignoble. Cette semaine passera vite, c'est certain, mais je veux qu'elle soit complète et que je puisse dire au revoir à mes amis et à ce continent avec le sourire et les yeux humides.
"Veuillez rester assis, redresser votre siège et plier votre tablette durant le décollage". J'écoute à peine l'hôtesse rappeler les consignes de sécurité devenues familières avec les années. L'avion s'engage sur la piste. Ça y est, il accélère et nous quittons le sol. Je vois la ville rétrécir et s'éloigner au fur et à mesure que nous entamons notre vol. Je repense à ces six derniers mois. J'ai l'impression que ce furent bien plus que six mois, et à la fois j'ai du mal à me rendre compte que c'est déjà fini. Je me rappelle mes premières impressions en Colombie, où en voyant la carte et ce que je voulais faire, je me suis dit que ce projet était bien trop colossal pour moi. Parcourir tant de kilomètres seul la plupart du temps, jouer avec l'imprévu comme on prend un thé le matin, être aux aguets tout le temps pour être sûr de ne rien perdre et de ne rien se faire voler, etc... Je m'étais senti si petit face à ce continent si immense, et je me souviens m'être dit que je n'arriverai jamais au bout, ou en tout cas dans une éternité. Et là je le quitte déjà. Je jette un coup d'œil par la fenêtre et vois la côte uruguayenne; j'y distingue sans mal la Punta del Diablo. Mon ressenti est vraiment particulier. D'un côté je suis un peu triste de terminer cette étape et de penser au fait que je vais devoir arrêter de parler espagnol, et d'un autre je suis excité à l'idée de commencer un nouveau chapitre, de retrouver mes amis en Europe et de me dire que tout s'est bien déroulé jusqu'à maintenant. Si tout va bien, après mon escale à Barcelone où je vais retrouver Gisela, une amie rencontrée à Nazca et avec qui j'ai passé du temps à Cuzco, je pars pour Athènes. De là j'aimerais remonter jusqu'à Budapest pour voir Niki, aller au sud-est de la Bavière pour dire bonjour à Susan, foncer à Berlin trouver Alexis et Angèle, et terminer par Rotterdam avec Matthias. Un programme riche pour revenir en France tranquillement. Je regarde ma montre une dernière fois et comprends que je n'aurai pas de nuit : j'arrive à 23h45 heure argentine, ce qui fait 4h45 heure barcelonaise. Le temps de récupérer mon bagage et de rejoindre Gisela, ça fera du 8h environ. J'en conclus que mon planning du jour suivant sera très simple : dormir et regarder le dernier épisode de Game Of Thrones sorti la veille.
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